Voici un très bel article publié sur le Figaro (édition abonnée) sur Notre-Dame de Paris. Presque étonnant d’ailleurs…
Début de notre série de Noël sur l’histoire de l’Europe racontée par ses cathédrales. Aujourd’hui, la plus célèbre des églises de France, qui fête ses 850 ans. Les grandes pages de notre roman national sont écrites dans ce livre de pierre.
Échouée au fil de l’eau, vers le milieu de la Seine, elle est «le vaisseau où nous pouvons embarquer et voguer hors du temps» disait François Mauriac. Elle étend sa majesté le long des voies sur berges et lance avec grâce les arcs sur son chevet. Vu du parvis, le bloc de calcaire blanc allie puissance et raffinement, force et légèreté. Les tours, bien qu’inégales (la droite est plus robuste que sa jumelle), croisent dans un parfait équilibre la grande galerie. Elles s’élèvent massivement dans le gris perlé du ciel de Paris.
Notre-Dame n’est pas qu’une cathédrale, vestige d’une époque où les hommes regardaient vers le ciel: c’est la maison commune, l’arche de notre histoire. «Si tous les chemins mènent à Rome, tous partent de Notre-Dame de Paris» assure Mgr Patrick Jacquin, son énergique recteur. Et y reviennent. Vingt millions de badauds chaque année arpentent le parvis. Depuis le 12 décembre, date d’ouverture du jubilé des 850 ans, ces promeneurs peuvent monter les marches de bois qui mènent sur un promontoire. Sur toute la largeur de la façade occidentale, les Rois de l’Ancien Testament leur font face. Ils ont, dit-on, les traits des Rois de France. Les Parisiens tentaient de reconnaître ici Charlemagne, là Pépin le Bref. Les historiens depuis des décennies s’interrogent sur le bien-fondé de cette croyance populaire. Les révolutionnaires, eux, ont tranché, au propre comme au figuré.
Un temple dédié au culte de la Raison
En 1793, il n’y a plus de cathédrale sur l’île de la Cité, mais un temple dédié au culte de la Raison. On peut y lire sur la façade «le peuple français reconnaît l’Être suprême et l’immortalité de l’âme». On a supprimé les couronnes de la galerie des Rois. Ce n’est pas assez pour la Commune de Paris: elle exige que, dans «huit jours, les gothiques simulacres des Rois de France» disparaissent. Ils sont méthodiquement détruits, décapités. «Leurs débris jonchèrent le sol du parvis pendant des années», explique Jean-Pierre Cartier, l’un des maîtres d’œuvre du magnifique ouvrage* coordonné par Mgr Jacquin pour le jubilé. Du 7 novembre 1792 au 15 août 1795 Notre-Dame est fermée. En 1796, sur le parvis les pierres obstruent la voie publique, les immondices s’accumulent, l’endroit se transforme en latrines sauvages.
Dépouillée de ses statues, la nef est plus froide que le Panthéon, on stocke le vin dans les chapelles, les cloches se taisent. Madame se meurt. Elle qui, pendant plus de six siècles, a célébré les noces du trône et de l’autel, n’a plus ni trône, ni autel.
Comme un bourdonnement entêtant après la fin de la volée, la plus belle des processions hante le vaisseau fantôme. Voici Louis IX qui vénère, pieds nus et tunique blanche, les reliques de la Passion du Christ. Philippe le Bel a fière allure après sa victoire de Mons en Pevèle sur les Flamands en 1304. Henri VI de Lancastre, l’enfant de 9 ans sacré Roi de France, tremble d’être si frêle dans cette nef immense.
On songe en 1800 à y installer le Musée des monuments français
Voici la mère et le frère de Jeanne d’Arc qui assistent au procès en réhabilitation de l’héroïne. Henri IV, sa grande carcasse courbée, lave les pieds de douze pauvres le jeudi saint. Bossuet monte en chaire pour l’oraison funèbre du Grand Condé. Louis XIV s’agenouille devant les bras ouverts de la Piéta de Coustou. Louis XV rend grâce d’avoir échappé à l’attentat de Damiens ; le chœur chante en 1785, la naissance du duc de Normandie (le futur Louis XVII). La procession s’achève. Le 14 février 1790, on donne un Te Deum en l’honneur du serment constitutionnel. L’Église de France a juré: Madame est morte.
Dio vi salve Regina… un général corse va lui rendre la vie. Nous sommes en 1802, le jour de messe de Pâques. Bonaparte a signé le concordat avec le pape Pie VII. Voilà des jours que l’on s’affaire pour rendre à la cathédrale un peu de sa splendeur. Pendant le Directoire, catholiques constitutionnels et théophilanthropes se sont partagé les lieux. On a songé en 1800 à y installer le Musée des monuments français. Désormais, elle a un archevêque. Un vrai. Mgr de Belloy attend le premier consul. Le vieil homme en a vu d’autres. Il est né en 1709, sous Louis XIV! Et le 2 décembre 1804, deux ans plus tard, bon pied, bon œil, il accueille le futur empereur des Français. Cartons, tapisseries, tribunes superposées sur les nefs latérales, «N» impérial cerclé de lauriers: la cathédrale est rutilante… «Dieu ne s’y reconnaîtra plus» dira Julie Talma. Tout ce que la Révolution a compté d’athées, de régicides, d’enragés s’est empanaché pour l’occasion. Fouché est déguisé en duc (il le sera bientôt) et les frères Bonaparte entrent en propriétaires. «On avait ainsi obtenu une sorte de temple néogrec, avec quelque chose de romain, ça et là, qui parut splendide», écrit José Cabanis dans son admirable Sacre de Napoléon. Il n’y a qu’un absent, note encore l’écrivain «ce Nazaréen crotté qui n’avait que faire dans les triomphes qui se préparaient». Son vicaire, le pape Pie VII, tentera de faire bonne figure.
Paul Claudel est touché par la grâce
Lors, selon les mots du cardinal Feltin, à Notre-Dame «la France récite le rosaire perpétuel de ses joies, de ses deuils et de ses gloires». Le 17 juin 1816, le mariage du duc de Berry et de Caroline des Deux-Siciles donne lieu à une cérémonie éblouissante. Des pilastres en trompe-l’œil, que surplombent des angelots porteurs de bougies, couvrent les piliers. Des tribunes accrochées de tapis et d’étoffes scandent la nef tandis qu’un dais rouge et or est suspendu entre le pavement et la voûte. Quinze ans plus tard, en 1831, après une émeute, des pillards se rendent à Notre-Dame et dévalisent la sacristie et le trésor.
Avec la parution cette même année de Notre-Dame de Paris la République des lettres s’empare du lieu. Victor Hugo marche en tête avec, derrière lui, Nerval, Flaubert, Verlaine, Huysmans (qui n’aime pas ces tours «accablées par le poids des péchés, retenues par le vice de la ville au sol»), plus tard Péguy. Près du second pilier, à l’entrée du chœur à côté de la sacristie, en ce jour de Noël 1886, Paul Claudel est touché par la grâce: il croit !
De Second Empire en Troisième République, du Te Deum pour la victoire de Sébastopol aux funérailles nationales du président Sadi Carnot, «la vieille reine de nos cathédrales» (Hugo) apprend à vivre avec l’État moderne. Les secousses de l’histoire, cependant, n’épargnent pas ses archevêques. Le 25 juin 1848, Mgr Denys Affre grimpe sur la barricade du faubourg Saint-Antoine pour tenter d’apaiser les combattants. Le calme ne dure qu’un instant. Une balle siffle et le prélat s’effondre. Il meurt dans la nuit à l’hôpital. En 1871, son successeur, Mgr Darboy, emprisonné par des communards, est fusillé le 25 mai à la prison de la Roquette.
Viollet-le-Duc lui a rendu sa fierté
A la fin du XIXe siècle, Notre-Dame s’est retrouvée. Viollet-le-Duc lui a rendu sa fierté, dressant statues, chimères, gargouilles. Les façades dénudées par le temps et les hommes sont peuplées de figures de pierre. Dans la galerie des Rois une statue a les traits du génial architecte. On le retrouve aussi sur le toit qu’il a couvert d’une nappe de plomb. Au pied de la flèche qu’il a lancée, comme un jet, vers le ciel.
Le 17 novembre 1918, on célèbre dans la cathédrale le Te Deum de la victoire. Le 19 mai 1940, le gouvernement issu du Front populaire vient en délégation implorer Notre-Dame pour qu’elle soutienne nos armées dans la bataille: laïcité oblige! Le 26 août 1944, Leclerc, la 2e DB et le général de Gaulle y entendent le Magnificat royal: Paris est libéré !
Les églises se vident, mais Notre-Dame continue d’être le point vers lequel tous convergent. On y célèbre des messes de funérailles pour de Gaulle, Pompidou, Mitterrand. Au son du glas, les Parisiens viennent y prier pour les victimes du 11 septembre 2001, celle du tsunami de l’hiver 2004, celles encore des crimes de Mohamed Merah.
Aujourd’hui encore, sous la voûte, la petite histoire rejoint la grande. Barack Obama, lors d’une visite à Paris, en juin 2009 est venu, en famille, s’incliner devant le fragment de la couronne d’épines que conserve le trésor de la cathédrale. Le 2 mars 2010, jour de la visite du président russe Dmitri Medvedev, l’orgue a joué le même morceau que celui qui avait accueilli Nicolas II et le tsarévitch. À l’Élysée, Nicolas Sarkozy a dû patienter. Son homologue avait près d’une heure de retard. Il était en prière, agenouillé devant la pauvre couronne du Roi des rois.
*Notre-Dame de Paris, la grâce d’une cathédrale, Éditions Place des victoires, 512 pages, 85 €.