A Domrémy, le village natal, la Meuse est là, toute proche. Sur l’autre rive, c’est la Lorraine, dominée par le duc de Bourgogne, ce prince honni en deçà du fleuve pour avoir choisi l’alliance anglaise. Entre enfants des deux bords, les bagarres éclatent, et par deux fois des « écorcheurs », pillards bourguignons et anglais, vont razzier le village. C’est ainsi que Jeanne apprend et comprend ce qu’est une frontière. Son côté à elle, c’est la France.
En ce premier quart du xve siècle, la situation est dramatique. Depuis 1420, le traité de Troyes a imposé la domination anglaise sur tous les territoires occupés. Deux ans plus tard, quand Charles VII devient roi, ce n’est que d’un royaume amputé, parcellaire et fragile. Pire, ce roi n’est pas un battant, c’est le moins qu’on en puisse dire. Tout le contraire de l’anglais Henri V, petit-fils par sa mère de Philippe le Bel, qui domine la situation, et se voit déjà porter la double couronne anglaise et française.La «nation France» telle que la voyait Jeanne
C’est le moment où Jeanne entre en scène. Que pouvait bien signifier le mot France pour la jeune paysanne ? Comment les malheurs du temps ont-ils pu faire naître en son cœur une espérance, et qu’à cette espérance, elle donne un nom : la France ?
On s’accorde à constater que lorsque le chef franc Clovis, en 496, s’agenouilla devant l’évêque Rémi pour recevoir le baptême, il ne s’agissait pas d’un évènement uniquement religieux. Sur les ruines du vieil empire, c’est une société politique, une «cité», qui commençait à s’édifier. Il faudra pourtant attendre encore cinq siècles avant qu’en 987, Hugues Capet soit élu roi par ses pairs, à charge pour lui de les protéger des désordres intérieurs et des menaces extérieures : une solidarité était née. Nous savons aujourd’hui qu’elle conduira à la constitution progressive, autour de la dynastie capétienne, d’une communauté de destin.
Deux cents ans plus tard, vers la fin du XIIe siècle, la France subit une situation préludant à la future Guerre de Cent Ans : le mariage d’Aliénor d’Aquitaine avec Henri Plantagenêt faisait des Anglais les maîtres de l’Ouest de la France. Au début du siècle suivant, Philippe Auguste, par un extraordinaire mélange d’énergie et d’habileté, put reconquérir pas à pas les territoires perdus. Face à ses ennemis coalisés – l’empereur germanique Otton, les Anglais de Jean sans Terre, les Flamands et les féodaux révoltés -, il remporta, en 1214, la décisive victoire de Bouvines. Une des clés du succès : l’envoi de milices mobilisées par plusieurs communes de France. Comme l’a montré Georges Duby, ce fut la première manifestation explicite d’une solidarité « nationale » (nous en célébrerons, dans deux ans, le 700e anniversaire). Cette victoire flamboyante frappa durablement les esprits. Jeanne d’Arc, deux siècles plus tard, a dû en être au moins indirectement marquée. Nul doute que, quand, en février 1429, elle part pour Chinon, c’est avec une certaine idée de la France au cœur.
Aussitôt, c’est le triomphe – la libération d’Orléans, la victoire de Patay, Charles VII couronné à Reims… Cependant, Jeanne pressent qu’avec le sacre, sa mission est achevée. De fait, elle va désormais échouer dans pratiquement toutes ses entreprises : échec devant Paris, puis à La Charité-sur-Loire, enfin à Compiègne où les Bourguignons parviennent à se saisir d’elle pour la vendre aux Anglais, qui l’emprisonneront à Rouen jusqu’à son procès et sa mort le 30 mai 1431.
De la reconquête du territoire au « management capétien »
Jeanne n’est plus que cendres. Mais les flammes de la place du Vieux Marché vont désormais hanter les consciences françaises. Un des objectifs majeurs de la Pucelle, la réconciliation des Français, est en marche. Dès le sacre de Reims, elle avait invité le duc de Bourgogne à rallier le giron français. C’est chose faite en 1435. Le « parti bourguignon » est mort. Dans tous les territoires occupés, la reconquête peut commencer, même le « recouvrement de Normandie » est engagé.
Mais l’écharde la plus taraudante est Paris qui, il y a peu, faisait fête au roi anglais. Jeanne, en février 1431, l’avait annoncé : « Avant qu’il soit sept ans, les Anglais perdront plus grand gage qu’ils aient en France. » Prophétie réalisée : en novembre 1437, Charles VII fera son entrée dans Paris… A vrai dire, l’évènement décisif a eu lieu dix-huit mois plus tôt. Attirées à la porte Saint-Denis par de judicieuses émeutes, les troupes anglaises tombent dans le piège : l’armée de Richemont attaque par surprise à la porte Saint-Jacques et entre dans Paris. Les Anglais, réfugiés dans la Bastille, ne peuvent que s’enfuir par la Seine. Paris brisée, Paris outragée, mais Paris libérée, le royaume a retrouvé sa capitale ! Cependant Charles VII se méfie des Parisiens. Il attend dix-huit mois pour faire son entrée et proclamer « l’abolition générale ». Sage décision qui lui vaut un accueil triomphal : ils ne sont que trop nombreux ceux que soulage l’amnistie…
Dès lors, le roi peut enfin s’atteler à l’administration du pays. Dès 1439, il crée les compagnies d’ordonnance, première armée permanente en France : la « défense nationale » est née. L’administration, les finances (Jacques-Cœur), la justice (l’ordonnance de Montils-lès-Tours qui codifie le droit coutumier), les relations avec l’église (la Pragmatique Sanction),… : dans tous les domaines, la France s’organise selon les règles du « management capétien ». Sans doute Charles VII garde-t-il cette inertie, cette apathie, cette nonchalance dont eut à souffrir Jeanne d’Arc, mais il sait faire appel à des hommes habiles à contourner cette faiblesse de caractère.
Et, le soir venu, ne songe-t-il pas à cette petite paysanne des marches de l’Est qui a su forcer le destin pour faire reconnaître à tous son titre de roi ? Qui, passant tel un météore, est parvenue en quelques semaines à bouleverser le sort de tout un peuple ? Y a-t-il vu une intervention divine en faveur de la France ? Tant il est indiscutable que l’intervention de Jeanne d’Arc paraît dépasser les forces humaines… Nous le savons aujourd’hui : elle a marqué notre histoire d’une empreinte indélébile, et à cette nation française en perpétuelle recherche de son devenir, à jamais elle a donné une âme.