Actif dès 1500, il inventa un nouvel art de peindre. Au Louvre, une exposition qui rassemble peintures et dessins évoque les dernières années, les plus glorieuses, d’un artiste touché par la grâce.
«Quand Raphaël mourut, écrit le peintre et historien Vasari, la peinture disparut avec lui. Quand il ferma les yeux, elle devint aveugle.» C’était en avril 1520. Dans la chambre mortuaire, on plaça le tableau auquel Raphaël travaillait depuis des années et qu’il avait pratiquement achevé, La Transfiguration, grande peinture de plus de 4 mètres de haut. Bergeret a décrit le pape Léon X, qui pleurait Raphaël comme un fils, venant répandre en personne des fleurs sur le corps glorieux du divin peintre. La renommée de Raphaël impressionne autant que sa vie: Nicolas Poussin le mettra au-dessus de tout, Le Brun en fera le modèle de l’artiste noble et Delacroix verra dans son oeuvre «la manifestation d’une âme qui converse avec les dieux». Avec Raphaël, de nouveau en vedette la semaine prochaine avec l’exposition que lui consacre le Louvre, nous voici en face du peintre le plus aimé, le plus admiré, mais aussi le plus trahi de la peinture, le plus mystérieux, ambigu et fantasque. Que n’a-t-on dit de sa douceur, de son charme, du sourire ineffable de ses nombreuses madones? Tous les âges d’or sont menacés et Raphaël a aussi connu l’incompréhension et le désintérêt: Baudelaire va commettre la bizarrerie de l’ignorer dans Les Phares, où il rend hommage à Léonard de Vinci, Rubens, Rembrandt, Michel-Ange, Puget, Watteau, Goya, Delacroix, mais ne mentionne pas le «divin Raphaël». Il est négligé de même aujourd’hui, où son idéal de perfection ne s’accorde pas aux manières de plus en plus violentes et gestuelles que connaît la peinture depuis un siècle. L’exposition du Louvre vient à point pour juger de la portée de Raphaël pendant la Renaissance italienne et au-delà.
Léonard, Michel-Ange et Raphaël travaillent au même moment à Florence
Raphaël a 17 ans lorsqu’en décembre 1500, à Urbino, il reçoit la commande de ce qui sera sa toute première oeuvre, le retable du Couronnement de saint Nicolas de Tolentino. Par son père, qui a connu plusieurs des grands créateurs du Quattrocento et qui travaille pour la brillante cour ducale des Montefeltro, Raphaël baigne dans un milieu artistique. Une enfance heureuse, donc, mais, coup sur coup, il perd sa mère et son père et, vers 1495, il doit gagner Pérouse pour travailler dans l’atelier de Pérugin, l’un des maîtres les plus en vogue du temps. Son habileté étonne vite tous ceux qui l’approchent, ses capacités d’observation, d’imitation, d’assimilation sont exceptionnelles.
Des qualités dont il va avoir besoin: en 1504, il arrive à Florence, où la rivalité entre les peintres est redoutable. Il y règne un climat de critique incessante et d’exigence intellectuelle, la cité engendre une sorte d’appétit de réussite qui élimine les plus faibles. Léonard, Michel-Ange et Raphaël travaillent alors dans la même ville. Imagine-t-on pareille réunion? Même entre génies, cela ne peut se faire que dans un climat d’admiration mêlée de suspicion ombrageuse. Après la chute des Médicis, le nouveau gouvernement républicain de Florence décide de faire décorer la grande salle du Conseil du palais de la Seigneurie de scènes monumentales qui retraceront l’histoire de la ville. Léonard choisit de représenter La Bataille d’Anghiari, où tous les mouvements trahissent la plus extrême agitation et font preuve d’une étonnante force expressive. Michel-Ange rivalise en composant La Bataille de Cascina, qu’il traite plus en sculpteur qu’en peintre. Raphaël (La Belle Jardinière) se pose en challenger: d’un côté, Michel-Ange, artiste susceptible et colérique, redoutable porteur du glaive ; de l’autre, Raphaël, aimable et serein, archange de la paix.
Fin 1508, Raphaël quitte Florence pour Rome, appelé par le pape Jules II, un homme d’action, exigeant et dominateur, qui veut restaurer la puissance de l’Eglise. Cette renaissance d’une Rome forte ira de pair avec l’effacement progressif de Florence, que Michel-Ange avait déjà quittée en 1505. Jules II confie à Bramante les travaux du nouveau Saint-Pierre, l’église mère de la chrétienté, et à Michel-Ange le décor à fresque de la voûte de la chapelle Sixtine. Pour fuir l’appartement de son prédécesseur honni, Alexandre VI Borgia, Jules II s’installe dans un nouvel appartement, une suite de grandes salles au second étage du Vatican, dont il confie la décoration au seul Raphaël. Ces trois chambres, ou «stanze», évoquées dans l’exposition par plusieurs et très beaux dessins préparatoires, allaient occuper le peintre de 1508 à sa mort, en 1520. Il n’eut pas le temps de décorer la quatrième salle, la chambre de Constantin, qui sera peinte par ses élèves. En 1513 et 1514, Jules II puis Bramante disparaissent.
Avec Léon X de Médicis, Raphaël va être peu à peu, à 30 ans, chargé de toutes les responsabilités imaginables, suggérant des idées et fournissant des modèles non seulement pour les décors peints et les tableaux de chevalet (Sainte Cécile entourée de quatre saints ; La Sainte Famille dite Madone à la rose), mais aussi comme successeur de Bramante, pour la reconstruction de la basilique Saint-Pierre, et comme conservateur des antiquités du pape. Dans tous ces domaines, il atteint à travers la beauté simple de la forme et la richesse des couleurs la plus haute concentration de pensée. Par là, il incarne parfaitement le prototype de l’artiste universel. Il ne s’impose pas avec la robustesse de Michel-Ange ou l’autorité de Léonard, il nous enveloppe d’une séduction qui touche autant la raison que les sens. «Fondé sur un sens inné de l’équilibre, écrit Vincent Delieuvin, commissaire de l’exposition, c’est bien le génie de la composition qui frappe chez Raphaël. Il a le don de l’image harmonieuse, tout à la fois forte et évidente, même si derrière cette aisance et cette simplicité apparentes se cachent des études approfondies de chaque détail.» Mais avait-on mesuré l’ampleur et la richesse de l’activité multiple de Raphaël? L’artiste se voit contraint de recruter un grand nombre d’assistants. Près de cinquante élèves et collaborateurs forment ce qui est alors le plus grand atelier dirigé par un seul peintre.
Outre les travaux qu’il exécute pour le Saint-Siège, Raphaël enrichit sa longue suite de portraits avec l’effigie de Balthazar Castiglione, chef-d’oeuvre d’harmonie de gris et de noirs, et la reprise du thème des madones avec, célèbre entre toutes, la Vierge à la chaise, image parfaite de la tendresse entre une mère et son enfant, oeuvre parmi les plus populaires de la peinture occidentale. Reste ce qui fut la dernière oeuvre de Raphaël, cet Autoportrait avec un ami, qui nous restitue le maître encore jeune, génie doux en apparence, mais si impétueux dans certaines créations des dernières années, un Raphaël au visage ovale, cheveux aux épaules, dont il faut chercher les mystères dans les yeux sombres et profonds, les lèvres sensuelles, tel qu’il s’est représenté quelques jours avant de quitter ce monde un vendredi saint, lui qui était né également le jour de la mort du Seigneur, trente-sept ans plus tôt.